À la conquête de l’autre Voie lactée
On ne nait pas pionnier, on le devient ! Jennifer Côté en sait quelque chose. Élevée en banlieue de Montréal au sein d’une famille où la viande trônait sur la table, elle parachevait des études en psychologie lorsqu’elle a eu la révélation. Elle créerait du lait… sans vaches ! Jamais sa mère et son père n’auraient un jour pensé que leur fille leur annoncerait qu’elle s’investirait dans un projet aussi saugrenu qu’invraisemblable.
Personne n’avait fait ça auparavant. Des entreprises travaillaient bien sur la viande à base de cellules, mais pas sur les produits laitiers. Il n’y avait ni technologie ni protocole établi. Rien non plus dans la revue de littérature. Le domaine s’avérait terra incognita ! Il aura fallu que l’étudiante rencontre un neuropsychologue de formation qui avait de l’expertise en sciences pour que l’idée germe et les obsède, qu’importe l’ampleur du défi.
Jennifer et Lucas House, tous deux véganes, trouvaient insoutenable qu’il faille engloutir près de 1700 litres d’eau pour obtenir un seul litre de lait et consacrer le tiers des terres sans glace de la planète pour nourrir un milliard de vaches. Ne restait plus aux précurseurs qu’à se retrousser les manches, défricher le domaine, débroussailler la science et procéder à coup d’essai-erreur.
En 2020, en même temps que la firme s’est constituée, Jennifer s’est attelée à un certificat en administration. Deux spécialistes en biologie cellulaire se sont également joints à l’équipe. Si bien qu’aujourd’hui, la première entreprise canadienne à développer un procédé de fabrication de lait entier à base de cellules mammaires est en mesure d’en produire des gouttes dans des boîtes de Petri. Mais on est loin d’en produire à une échelle commerciale.
« Une vache compte cinq trillions (5 millions de billions ou 10^18) de cellules qui font du lait, ce qui donne entre 35 à 40 litres de lait. Nous avons tout juste quelques millions de cellules. Il nous manque encore quelques années de travail pour arriver à une pinte de lait. On sait faire les premières gouttes, mais là il faut prouver qu’on est capable de le faire à grande échelle. On a la recette de base, ce qui nous permettra désormais d’aller plus vite, mais nous aurons besoin de beaucoup d’argent. Ça va, entre autres, nous demander un bioréacteur pour multiplier les cellules qui seront exposées à la prolactine, l’hormone qui déclenche la lactation. »
La P.-D.G. d’Opalia compte sur des investisseurs privés et des bourses pour mener le projet à terme. Son ambition n’est rien de moins que de devenir le producteur laitier qui vendra son élixir à des entreprises comme Danone. Jennifer est d’une confiance inébranlable. Si elle s’est consacrée au lait plutôt qu’à la viande, c’est entre autres en raison de sa sensibilité au bien-être animal.
La jeune femme sait que beaucoup de gens n’ont pas de difficulté à délaisser la viande puisqu’il leur est facile de faire le lien entre les produits carnés et l’animal. Par contre, ils perçoivent plus difficilement la cruauté qu’il peut y avoir à traire une vache. De plus, depuis qu’elle a décidé de devenir végétarienne il y a 5 ou 6 ans, Jennifer a eu du mal à se passer des produits laitiers. Aussi, plutôt que d’essayer de convaincre le monde à ne plus boire de lait ou à manger de fromage, elle a préféré proposer du lait qui ne se fera pas avec des vaches. Une façon intéressante et moins pénible d’opérer une transition plus écologique.