Le maître de la fraise d’hiver
À 22 ans, c’était très clair dans sa tête. Yves Daoust se sentait l’âme d’un ingénieur. Il quitte alors la ferme familiale de Vaudreuil et le bord du lac des Deux Montagnes pour s’immerger dans le monde de Polytechnique. Amenez-en de la techno ! Il en mangeait et en redemandait. Peut-être même davantage que les produits maraîchers des serres de son père, ce qui n’est pas peu dire.
À cette époque, en lui regardant la fraise, personne — pas même lui ! — n’aurait imaginé qu’un jour, il s’ingénierait à croiser le fruit rouge à des concepts informatiques très poussés. Pourtant, après de nombreuses années consacrées aux technologies des communications et de l’intelligence artificielle, on a vu le geek revenir, tel un saumon, frayer sur la terre qui l’a vu naître.
Depuis qu’il a fondé Ferme d’hiver en 2018, le chef des technologies de l’entreprise dispose de la plus grande ferme verticale de fraises en environnement contrôlé au pays. Sur le domaine que son père avait vendu à la famille Saint-Denis quelque 40 ans plus tôt, Yves Daoust a fait ériger deux jardins suspendus de 20 pieds de hauteur pouvant accueillir chacune 55 000 plants répartis sur 14 paliers. Ainsi, bon an mal an, au lieu de produire 10 kg de fraises au m2, il obtient un rendement de 160 kg au m2.
Il y a deux mois, l’entreprise a annoncé un projet d’agrandissement évalué à 46 M$, ce qui portera à huit le nombre de ses salles verticales. Cela permettra d’honorer le contrat de production de 25 tonnes de fraises par semaine conclu avec Sobeys.
Quand on dit de quelqu’un qu’il fait la pluie et le beau temps, la référence mythologique va comme un gant à Yves. Grâce aux technologies qu’il orchestre dans ses salles hermétiques, il peut maîtriser tous les éléments qui permettent une récolte optimale. « Dans nos salles verticales, il n’y a pas de soleil, pas de lumière extérieure. Nous devons créer et contrôler l’éclairage, la pluie, le vent, la température, l’humidité, la pollinisation, tout, en somme. Chacun de ces paramètres a un système dédié contrôlé par l’informatique. Chacun a ses capteurs et est interdépendant des autres dispositifs qui sont tous au service du plant. »
Ce n’est pas un hasard si la culture se fait hors-sol avec des gouttières, du substrat et du goutte-à-goutte exactement comme la production en serre. Le concept est voulu comme ça pour permettre aux maraîchers de ne pas se sentir dépassés. L’idée, au contraire, est de leur faciliter la vie. Finis les problèmes environnementaux qui risquent de leur faire tout perdre. Plus de gel, plus de sécheresse ou de grêle. Bye ! Bye ! les produits chimiques qui sont remplacés par des pesticides biologiques. Ce ne sont pas les abeilles et les bourdons qui butinent dans ce jardin d’Éden qui s’en plaignent.
Grâce à son concept d’agriculture de précision assisté par l’intelligence artificielle, Yves ne souhaite pas seulement apporter sa contribution technologique. Il veut favoriser les agriculteurs sur le plan économique, faire au moins doubler la marge bénéficiaire des maraîchers et, pourquoi pas, rendre le métier plus intéressant pour les nouvelles générations. En contrôlant la maturité des fruits pour qu’ils ne soient pas tous récoltés au même moment, ses fermes verticales favorisent la stabilité de la production et sécurisent les chaînes d’approvisionnement locales. Cela permet aux producteurs de négocier des contrats à terme qui enlèvent bien de la pression de leurs épaules.
Pour ne rien gâcher, Yves Daoust a trouvé le tour de récupérer 70 % de la chaleur qu’émet le système d’éclairage à diodes électroluminescentes de ses salles. Une ressource qu’André Saint-Denis utilise pour chauffer les serres dont il est responsable sur la même propriété. Ses tomates, concombres et poivrons en serre auront besoin de deux fois moins de propane. Qui se plaindra pour les GES en moins ?
Comme on dit en chinois, 2022 a été une période de fine tuning. Alors que la salle 1 a servi de banc d’essai et que la salle 2 a permis de peaufiner les composantes mécaniques de déshumidification, de ventilation, d’éclairage et de refroidissement, Yves s’attaque maintenant à l’amélioration de la productivité de ses plants de fraises en ajustant les paramètres mécaniques. Et ça le passionne. « L’intelligence artificielle, c’est de l’apprentissage machine. On optimise les paramètres de croissance des plantes pour que les fruits soient bien, qu’ils aient une bonne vie en tablette, un bon taux de sucre, de vitamines, d’antioxydants que le consommateur souhaite avoir pour être en santé. »
Parions que d’ici peu, bien des bouilles se retrouveront avec des tours de bouche d’un rouge très local, hiver comme été ! C’est, semble-t-il, un passage obligé pour atteindre notre autonomie alimentaire.